Journal de Confinement, à la Raymond Carver

J’écrasais un mégot dans le cendrier, face à la fenêtre de la cuisine. C’est là que j’ai vu Roy dans sa Ford Wagon, qui se garait dans l’allée. Je ne l’avais pas vu depuis au moins quatre mois. Avant le confinement, Roy ne rendait visite aux gosses qu’une fois toutes les trois ou quatre semaines. Ensuite, il n’a même plus téléphoné. À ce moment, le transistor jouait une chanson de notre époque, à Roy et moi. Je veux dire, de l’époque où on s’est rencontré.

J’ai senti quelque chose comme mon cœur qui sautait dans la poitrine. Une sorte d’angoisse. Sans mentir, il n’y a que lui qui me fait ça. J’ai allumé une autre cigarette. À chaque fois que je pense à lui, j’en fume une. Ça n’aide pas vraiment.

Roy m’a vue par la fenêtre de la voiture. Pendant une seconde, il a fait comme s’il voulait me faire un signe de la main, comme s’il allait parler. Alors j’ai levé la main et j’ai fait bonjour pour anticiper. Il n’a pas répondu. Il a tourné la tête. Il a enfilé son masque chirurgical avant de sortir de la Ford. Au début de l’épidémie, déjà, je pouvais dire qu’il avait peur de ses enfants. Il ne les touchait pas, par crainte des « germes », comme il dit. Il a toujours été un peu tripé avec les maladies.

Quand on nous a demandé de ne plus sortir, je crois que ça lui a ôté un poids. Je l’imaginais dans son studio, avec des piles de cartons de pizza sur la table basse. Il est resté là pendant les deux mois que ça a duré, je pense. Roy n’a jamais eu beaucoup de vie sociale. Il n’a pas appelé. Et maintenant, il passait à la maison sans même prévenir avec un coup de fil.

J’avais la main qui tremblait, je me suis servi un scotch. Une ou deux minutes sont passées avant que ça sonne à la porte.

« Salut Laura », m’a fait Roy. « Je pensais que tu allais ouvrir. Je préférais ne pas toucher la sonnette. » Sa voix était comme étouffée dans son masque.

« Les germes? », je lui ai dit. « T’inquiète, on est pas sorti depuis deux semaines, tu peux enlever ton truc. Rentre. »

« Non, je crois que je vais rester là », qu’il a fait. Et pendant un moment, il n’a pas bougé et on ne s’est rien dit. Je sentais qu’il était en colère. Je ne peux pas dire comment, mais quand tu as passé 15 ans de ta vie avec quelqu’un, tu sens quand il est en colère. « J’ai dû appuyer sur la sonnette avec le coude. Il y a des livreurs qui passent, non? Et eux aussi ils appuient dessus, hein? »

« Oui, ça arrive. » Je me forçais à rester calme, pour que ça ne s’emballe pas et qu’il ne fasse pas sa crise. Les gosses étaient à l’étage. Ils ne l’avaient pas entendu arriver. Si Roy s’était mis à crier, c’est la première chose qu’ils auraient entendue de lui après tout ce temps. « Je te sers un scotch? C’est désinfectant », que je lui ai fait avec un grand sourire, en levant mon verre. Comme pour lui dire que c’était une blague, qu’il ne fallait pas trop se prendre au sérieux, ou quelque chose comme ça.

« Les gosses sont là? » qu’il m’a fait. Il a tourné la tête. À ce moment, je me suis demandé si c’était pour éviter mon regard ou mon souffle plein de covid. Sauf que c’était vrai, on était pas sorti depuis des jours et des jours. Ou peut-être que c’était juste sa manière à lui de refuser le scotch. Roy ne sait pas dire non. Plutôt que de dire non, il part en courant ou il regarde ailleurs et il attend que ça passe.

« Ils sont là. Tu ne vas pas les voir sur le pas de la porte, quand même? » je lui ai fait.

« Je t’ai dit que je reste là. » Il a haussé un peu le ton en disant cela. Je me suis rappelé que quand il s’énervait, sa lèvre supérieure tremblait. Mais on ne la voyait pas à travers le masque. Je ne voulais pas qu’il pique une colère. Pas maintenant, pas avec les gosses tout près.

« OK, pas de problème. Je vais les chercher », je lui ai fait.

Je suis passée par la cuisine m’allumer une autre cigarette. Whitney Houston passait à la radio, c’était Saving all my Love. La chanson passait déjà en boucle quand je bossais chez Hillards. De l’entendre à ce moment, je sais pas, ça m’avait l’air d’une mauvaise blague. « It’s not very easy living all alone, my friends try and tell me find a man of my own, but each time I try I just break down and cry. » J’avais envie de rire, mais de ce drôle de rire qui ne donne aucune joie.

À l’étage, Josh et Nicole jouaient ensemble. Avant le confinement, ça n’arrivait jamais. Les premières semaines, ils n’arrêtaient pas de se bagarrer. Mais là, ils jouaient ensemble. Je me sentais coupable de briser ce moment. Et puis, avec leur père ça risque toujours de mal se passer. Josh était en admiration devant lui, comme un enfant de neuf ans. Mais Nicole, c’était différent. Je voyais bien qu’il la dégoûtait. Moi, j’avais pardonné à Roy. Il n’y a pas le choix, on ne peut pas avancer dans la vie avec ce genre de trucs dans le ventre. Mais Nicole, elle était trop jeune pour voir les choses comme ça. Je ne sais pas si Roy faisait semblant de rien, ou s’il ne se rendait vraiment compte de rien. Il n’avait pas l’air de comprendre qu’entre sa fille et lui, c’était fini.

« Hey, mes anges », je leur ai fait. Je les avais jamais appelés mes anges, je crois. Ils se sont tournés vers moi et m’ont fixé comme si je tombais de la Lune. « Votre père est là. Il est venu exprès pour vous. »

Josh s’est levé d’un coup en criant « Papaaaaa » et déjà il courrait en bas les escaliers. Nicole m’a fait une grimace d’ado. Je voulais dire quelque chose, improviser un mot de réconciliation, quand j’ai entendu Roy gueuler : « Pas si près, elle ne t’a rien appris ta mère? »

J’ai descendu les marches vers le rez-de-chaussée. Josh se tenait à trois pieds de la porte, son père avait reculé contre les plates-bandes de l’allée. Ils restaient tous deux plantés face-à-face, immobiles.

« Laura, tu ne lui as rien appris à ce gosse, hein? », m’a fait Roy. Puis il a fixé son fils dans les yeux : « La distanciation, elle ne t’a rien dit là dessus ta maman? Les germes? Putain les germes! »

J’ai passé la main dans les cheveux de Josh, puis sur son épaule. Il était pétrifié. Je ne pouvais pas voir son visage, mais je sentais son corps tendu comme une corde à piano.

« Roy, je pense que c’est pas le bon moment », que je lui ai fait. « Tu reviendras quand tu seras calmé. »

Mes dernières paroles, je crois, ça l’a fait exploser. Il a eu des mots terribles que je ne veux plus jamais entendre. J’ai fermé devant lui cette porte qu’il n’ose pas toucher. J’ai regardé son enfant et ces murs qu’il n’ose pas toucher. C’était comme un cocon. Je ne sais plus ce que j’ai murmuré à l’oreille de Josh avant de le prendre dans mes bras.

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