Mémoires diverses I.

L’indien en plastique, Penthalaz, circa 1980-1981

J’ai reçu en cadeau une figurine d’indien, avec ses accessoires miniatures. C’est mon père qui me l’a offert. Il saisit entre ses grands doigts le petit arc tendu d’un élastique et son carquoi de flèches en plastique, il me fait signe et nous nous glissons à pas de sioux vers la cuisine. Caché derrière le cadre de la porte, il tire sur ma mère un trait liliputien. Elle s’effraie pour de faux, et je pars d’un grand rire d’enfant. Mon père est l’homme le plus drôle du monde.

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L’homme sur le tracteur, Penthalaz, circa 1979-1981

Mon voisin Grégoire et moi sommes perchés sur un arbre fruitier, quand approche son grand-père au volant d’un tracteur. Il me semble que c’était son grand-père. C’est un homme mince et chauve, aux oreilles décollées, il porte peut-être une salopette, je ne sais plus exactement. Il crie quelque chose de sa grosse voix cassée de vieil homme, il n’est pas content de nous voir là-haut. Nous descendons à la hâte tandis que l’homme et le moteur continuent de gronder. Je découvre que j’ai fait quelque chose de mal, et c’est comme une révélation de peur et de honte. Ce soir là, quelqu’un est venu sonner à la maison. Et si c’était cet homme, s’il était venu me dénoncer? Je suis dans ma chambre, je me roule dans mon duvet comme pour me protéger, et je ferme les yeux et je tends l’oreille. Ma mère est en train de discuter sur le pas de la porte. Avec qui? La suite a disparu de ma mémoire.

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Le sirop sans eau, Penthalaz, circa 1979

J’aimerais un sirop. Comme ma mère est occupée, je me sers moi-même. C’est un grand verre de sirop pur, j’ignore qu’il faut le diluer. Je me souviens cette consistance épaisse, de ce trop-plein de sucre qui retourne le coeur. Comment peut-il y avoir trop de sucre, trop d’une chose par ailleurs si désirable? C’est curieux, et tout aussi curieuse mon obstination, puisque je bois tout. Après, j’ai mal au ventre.

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Les gros yeux, Couvet, circa 1979-1981

Quand ma grand-mère n’est pas contente, elle fait les gros yeux. C’est maman qui me l’a dit avant de me déposer chez elle, elle m’a dit “tu seras sage et gentil avec grand-maman sinon tu verras… les gros yeux!” J’ai oublié ce que j’ai fait pour mériter une réprimande, mais grand-mère n’est pas contente. Elle est assise sur le canapé et me fixe silencieusement en roulant des yeux ronds dans ses orbites. Je me souviens des avertissements. Je sens monter en moi la crainte particulière que suscite un châtiment anticipé. Ca y est, c’est arrivé, les gros yeux! Sans doute satisfaite de son effet, ma grand-mère continue de river sur moi ses prunelles écarquillées et très vite, comme rien d’autre ne se produit, je me demande ce qu’il y a de si terrible à cela.

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La poire de la soif, Penthalaz, circa 1979-1981

Sous peine de coliques, il ne faut pas boire après avoir mangé une poire. J’ignore d’où ma mère tenait ce précepte, ni si elle y croyait vraiment, mais en cette après-midi d’été je meurs de soif dans le jardin. Une éternité d’enfant s’écoule – cinq minutes, une heure? – avant que j’obtienne de haute lutte le droit de me servir un verre d’eau. J’attends anxieusement les premiers signes de maux de ventre… Rien. Je suis solide, j’ai une santé de fer!

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L’encyclopédie médicale, Fleurier, circa 1985

Je passe quelques jours de vacances chez la cousine Francine. Dans ma chambre, il n’y a pas de livres pour les enfants, seulement les volumes reliés cuir d’une d’encyclopédie médicale. La nuit, à la lueur d’une lampe de poche, je consulte avec horreur des photos délavées d’infections fongiques ou de biopsies cancéreuses et, tout en tournant les pages, je me palpe anxieusement la poitrine, terrifié à l’idée que ces choses noirâtres et visqueuses puissent croître et se multiplier en moi.

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Ces quelques souvenirs ne valent d’être cités nulle part, sinon peut-être sous cette forme, en vrac, comme les bibelots, magazines ou carnets scolaires que d’autres remisent dans un coffre, au grenier. Mais j’ai de confuses raisons de penser que ces bribes de mémoire ont été fondatrices –  j’ignore bien sûr de quoi exactement. Elles me reviennent souvent. Ces lumières, parfums, paroles, bruits et bruissements du corps ont laissé leur empreinte, et cette empreinte, je la transforme en signes. Traces érodées par le temps, retracées à nouveau sous la contrainte du langage qui, toujours, passe à côté de l’intime – au mieux, on dira qu’ils se frôlent. A la fin, on ne s’étonnera pas qu’il ne reste presque rien. 

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