Mémoires roumaines et sels d’argent

Roumanie, 1996. En fouinant dans mes négatifs, j’ai exhumé les images d’un monde peut-être disparu. Je l’ai entraperçu pour la première fois à la fenêtre du bus, qui descendait les côtes en roue libre pour économiser le diesel. Dans ce curieux silence, on regarde défiler les champs et les pyramides de foin flanquées de potirons, autour desquelles s’affaire parfois une charrue. Puis ce sont des bois, des collines et, de ça en là, un immeuble lépreux de la période Ceaușescu, qui domine la rase campagne de ses cinq absurdes étages. Le moteur encore éteint, le bus couine de ses amortisseurs et de ses parties disloquées. On se rassure aux rires des villageoises en fichu, aux plaisanteries des vieillards et aux caquettements placides des volailles, dans leur cages en osier. Un gitan taciturne teste sur l’étranger de passage son regard canaille et caresse nerveusement ses rouflaquettes.  On approche l’entrée d’un village où, comme souvent, des vieilles font de l’auto-stop et vendent des primeurs.

On quitte le bus, on emprunte un sentier au hasard. De sagaces paysans invitent pour la nuit l’imprudent voyageur qui, de bon gré, a perdu son chemin. La soirée se passe avec des poivrons farcis, un tord-boyaux local et quelques rasades de cet humour tendre et désenchanté que je n’ai jamais goûté ailleurs. On va se coucher, d’un pas plus ou moins assuré, et le jour suivant rappellera trompeusement le précédent.

Ce monde n’était immobile qu’en apparence. On aurait pu le croire enlisé comme ces charrettes à cheval, que l’on voyait quelquefois peiner dans les ornières sur les chemins boueux des monts Apuseni. Et pourtant… Tout était sur le point de changer. À peine 20 ans plus tard, j’ignore ce qu’il peut bien subsister de tout cela. Au moins, j’ai retrouvé ces quelques images.

Ce sont surtout des photographies de personnes. C’est pour emporter avec moi ces regards que j’ai acquis mon premier appareil, un reflex japonais entièrement mécanique. La plupart du temps, il restait au fond du sac. Parfois, quelques verres de țuică ou l’excellent français d’un compagnon improvisé dissipaient ma timidité, mais l’élan de la conversation brisait celui de la photographie. Je regrette de n’avoir pas tiré plus de portraits. Je pense maintenant à cet employé des chemins de fer, qui vouait une adoration sans limites à Jean Gabin — je le soupçonne de s’être inventé cette ferveur après sa troisième pinte, pour épicer la conversation — et à ses tentatives enjouées mais ratées de me convertir aux voluptés du potage aux tripes.

Sinon, mes 20 mots de roumain faisaient assez bien l’affaire. J’étais une curiosité, le représentant involontaire des merveilles occidentales. Ce statut me coûtait les délicatesses de la douane ferroviaire, des conducteurs de bus ou des chauffeurs de taxi, qui tous tentaient de me plumer — avec un certain succès les premiers temps. Mais il me valait aussi l’infinie patience d’innombrables rencontres bienveillantes, pour qui mes ânonnements ou mes mimes laborieux ouvraient d’insoupçonnables fenêtres.  Je trimbalais sur mon dos tout un monde, à offrir en échange du leur. Mes chaussures Doc Martin made in UK faisaient l’objet du plus haut intérêt. Gheorghe, qui m’avait hébergé une nuit dans sa fermette des Carpates, les considérait comme l’aboutissement de la technologie britannique, laquelle, on le sait, a un jour dominé le monde.

Dans cette société postcommuniste, la cupidité était une tare bien mal répartie. Jamais on ne m’a tant arnaqué, et jamais on ne m’a tant donné. Ceux qui avaient eu leur petite autorité, du temps de la dictature, se rattrapaient tant bien que mal sur leurs concitoyens et, plus encore, sur les étrangers. Les autres étaient nombreux à m’héberger pour rien ou presque rien. Dans le bus, ils partageaient avec moi leur sandwich au poulet sans oser demander une cigarette — mon paquet de Camel faisait grande impression. Du coup, j’ai aussi appris à donner. Après quelques jours de troc, j’étais condamné aux sèches roumaines, âcres et goudronneuses, qui laissent sur les doigts des traces jaunes et grasses. Mais on continuait tout de même de partager avec moi son casse-croûte.

C’est pour quitter les bancs de l’école que j’ai entrepris ce voyage. Il n’empêche, la Roumanie des années 1990 ne m’a pas épargné quelques leçons. Dans les campagnes, pas question de payer pour un service si tu peux t’en charger. Tu répares toi-même ta voiture, entouré de voisins devisants, pleins de bons conseils, les mains dans les poches et la clope au bec. Tu échanges tes poivrons contre des tomates, tu improvises une dépendance à ta maison, avec quelques amis enthousiastes et des briques subtilisées sur un chantier en faillite, tu bricoles toi-même des cadres de fenêtre si finement ajustés qu’ils gonflent et se figent quand le temps est à l’humide. Et tu t’en fous, le plus souvent. Les gestes quotidiens sont au plus près du sens. Tu ne travailles pas pour transférer les fruits abstraits de ton labeur sur le compte du boulanger. Tu fais ton pain.

C’est de ce monde que ces visages me contemplent. J’ai scanné les négatifs, et les regards qui réapparaissent à l’écran invoquent un univers entier, à peine effleuré il y vingt ans. Un peu comme les petits cailloux d’Hansel et Gretel, ces images suivent à rebours ma propre trace, et me ramènent immanquablement à mon point de départ actuel, dans mon appartement de Boston.

Des images, on a toujours beaucoup à en dire sauf, bien sûr, l’essentiel. Souvent, il n’y a même pas besoin d’image. C’est une scène dont on ne sait que penser. Pour quelques mystérieuses raisons, on la soupçonne de contenir quelque chose d’important et de secret. A Cluj-Napoca, un couple m’avait hébergé une nuit. Lui, il est accoudé à la table de la cuisine, le menton sur le poing, et il regarde la pluie inonder une cour d’immeubles staliniens. « Il est désespéré », me dit sa femme, puis elle sourit et comme si elle s’adressait encore à moi, « Parce qu’il a de nouveau perdu son parapluie ». Lui, il aimerait bien qu’on le plaigne un peu. « Demain il pleut encore. J’arriverai détrempé au travail ». Elle lui passe une main cajoleuse dans la chevelure en murmurant à nouveau ce mot, « désespéré », et il me semble que ça les amuse, ce mot français digne et funeste, qu’ils prononcent en roulant les « r ». Ils se mettent à rire doucement. Cet épisode, j’ignore pourquoi il continue de tourner en boucle dans ma tête. Je ne sais si je le raconte encore fidèlement. Je cherche toujours à comprendre quels sens cachés il pourrait bien renfermer, à propos de ce couple, de moi, de la Roumanie, des parapluies, de la pluie ou que sais-je.

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