Bruyante Amérique – compte-rendu au pays du vacarme heureux

Il y a quelques jours, les murs de ma maison se mettent à trembler. Par la fenêtre du salon, je vois avancer un monstre d’acier brinquebalant et tonitruant, un pachyderme artificiel de tubes et de ventilateurs, qui renifle la chaussée de sa trompe en flexible. C’est l’aspirateur municipal. Il remonte lentement l’allée, comme le char de Cléopâtre, tandis que des nuées d’esclaves râtissent vers sa gueule des monceaux de feuilles mortes. Il grince et s’ébroue en un vacarme métallique. Dans son sillage, un régiment de hoplites, noyés dans le grondement de leurs souffleuses portatives, repoussent les reliefs du repas contre les haies et les murets. Il faudra une bonne demi-heure à cette créature pour atteindre le coin de la rue. Pendant plusieurs heures, le quartier tout entier retentit de ses tumultes.

L’Amérique est bruyante, que je me dis. M’est avis qu’il y a là de quoi réfléchir sur les fondements d’une civilisation, en plus que sur mes petits inconforts personnels.

Presque pas un bar ni même un restaurant qui ne soit baigné dans des volumes considérables de musique. Dans le métro, tel individu en mal de coolitude partage généreusement sa passion du hip-hop. Un autre entrera dans la rame, qui fera concurrence au premier, si bien que les deux soupes se mélangent en complète cacophonie. Sur la ligne rouge de Boston, s’ajoutent les annonces du chauffeur, lancées à 120 décibels à travers des baffles aussi saturées que celles de Jimi Hendrix. Enfin, jamais ailleurs qu’aux USA je n’ai vu de véhicules prêts à se disloquer sous les assauts d’un caisson de basse. Jamais à ce point, je vous le promets. Ici plus qu’ailleurs, les hauts-parleurs méritent leur nom.

Passons aux ventilateurs. À tous les coins de rue et pour les motifs les plus variés, les USA sont équipés de puissantes souffleries : le bloc réfrigérant de la patinoire, au parc Boston Commons,  la ventilation du métro et, bien sûr, le camion-éléphant aspirateur de feuilles mortes. Partout, dans les transports publics, à travers les bouches d’égout et d’improbables grilles dans les cours intérieures : ça souffle. Les façades des immeubles, mouchetées d’unités de climatisation lépreuses et mal assujetties, se mettent à rugir de tous leurs ventilateurs aux premières chaleurs estivales. A  l’intérieur, c’est bien pire. Même mon logis n’est pas épargné. Le frigo, dont les taches de rouille témoignent d’un âge avancé, est parfois pris de soudaines bouffées juvéniles et se met à hyperventiler comme s’il voulait repousser son dernier souffle.

Que dire alors des moteurs ? L’Américain adore ça. S’il pouvait en équiper son index pour se gratter le nez à moindre effort, il le ferait sans hésitation. Cette passion singulière de l’assistance motorisée ajoute une couche supplémentaire de nuisances sonores. Dans la rue, un coffre de monospace bipe convulsivement tandis que grince une bobine paralytique, et la porte s’ouvre avec la lenteur et la dignité des portes du Vatican face au propriétaire replet, qui attend les mains dans les poches de récupérer ses courses. Pendant ce temps, vrombissent les taille-haies, les tailles bordures et les tondeuses à gazon, tous équipés de puissants petits diesels pécloteurs. Il y a tant de moteurs dont j’ignore l’utilisation, mais que j’entends un peu partout, chez moi, au centre ville et jusqu’au coeur des forêts du New Hampshire.

L’Amérique a développé une remarquable tolérance au bruit. Dans le métro, personne ne proteste contre le type cool et sa musique — pas même un regard de travers. Au mexicain du coin, on hausse le ton pour maintenir une conversation malgré le mariachi. Au parc public, quand le souffleur de feuilles s’accorde une pause de cinq minutes face à un banc où déjeunent des employés de bureau, avec sa machine infernale à plein régime, personne ne lui suggère de la déclencher. C’est surprenant. Mais cela va bien au-delà. En quelque sorte, l’Amérique a besoin de bruit pour se sentir vivre.

Je pense au volume sonore des conversations. Sans doute libéré de nos pudeurs continentales par l’éducation moderne anglo-saxonne — tu es spécial, tu es le centre du monde, exprime-toi — l’américain hurle ses blagues, s’exclame en indignation, vocifère son mécontentement et s’extasie de manière démonstrative pour à peu près n’importe quoi. Plus réservé dans un cadre intime, il est surexcité à l’extrême de ses capacités phoniques en situation sociale. Vous seriez surpris de toutes les accentuations possibles d’un simple « Oh my God », lesquelles soulignent au choix et de manière assourdissante l’étonnement, la révolte, l’hébétude, la joie, le ravissement, la terreur… Le moindre gâteau d’anniversaire ou discours de fiancé est salué par des salves d’applaudissements et des démonstrations d’enthousiasme dignes de la parade de Neil Armstrong à Manhattan. Comme dans les films.

Qui d’ailleurs se souvient de Rocky IV ? Je pense tout particulièrement à ce final embarrassant, quand Sylvester rencontre son adversaire soviétique. James Brown y gigote dans son plus mauvais rôle en scandant Livin’ in America, le public américain est transporté d’une joie démonstrative (et, vous m’aurez compris, bruyante) tandis que des officiels Russes au teint olivâtre affichent une silencieuse moue de dégoût. À la toute fin, leur dialectique marxiste va se fissurer sous les assauts des clameurs enjouées. Incapables de résister à tant d’enthousiasme, ils ne peuvent réprimer une ébauche de sourire en coin : on comprend alors que ce vacarme, expression ultime du bonheur capitaliste, aura raison du communisme. Bientôt, les rues de Moscou résonneront des mêmes cri de ravissement, les russes auront rejoint les rangs des peuples heureux et brailleront en musique leur joie d’avoir bradé un moule à gaufres électronique ou un fer à friser en fibre de carbone anti-dérapant.

On retrouve cette idée dans nombre de films hollywoodiens. L’Américain se distingue par son humanité, laquelle se manifeste en émotions surjouées et sonores, tandis que le vietcong affiche un masque pervers de silence, caché dans un feuillage. John Wayne s’exclame en abattant à la carabine des indiens aussi retors qu’impavides et autres taiseux adversaires du monde libre. Alors que l’Américain clame de manière dramatique l’amour de ses proches et la grandeur de ses principes moraux, l’ennemi garde une contenance aristocratique de génie du mal, il persifle à mi-voix ses plans de conquête au chat persan qui ronronne délicatement sur ses genoux. Le bruit c’est le peuple, c’est les vrais gens, c’est la vie. C’est leur hymne à la joie, quoi.

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